Alors que de tes yeux, tu cherches la faille dans le décor, tu te demandes, Cal, pourquoi.
Pourquoi ?
Était-ce ta curiosité qu’il fallait remettre en cause ? Où était-ce ta fierté ? Tu aimes croire que tu t’es embarqué là où tu es pour de bonnes raisons. Les raisons des gens de bien. Les raisons telles que la solidarité, l’altruisme ou la bonté. Oh, il n’en est rien. Tu sais exactement pourquoi tu es là. Curiosité et fierté, les mots qui t’enterreront six pieds sous terre plus rapidement que tu n’oses l’imaginer.

Tu avais reconnu cette charrette pour l’avoir déjà vue, autrefois. Les images de ce garçon, crasseux, auprès duquel tu avais donné ce bout de papier avec ton adresse. Ce même garçon qui portait les noms des orphelins et qui t’avait, bien malgré lui, fait réaliser le luxe dans lequel tu avais vécu. Vingt-cinq ans de cette existence sans accomplissement autre que celui d’avoir quitté la maison. Ce n’était pas grave, t’avais dit Guenièvre. Si, ça l’était. Un besoin viscéral, Cal, chaotique, incontrôlable, de ne plus se conformer dans le confort que t’avais offert Etham. S’en était presque répugnant. Tu n’en avais pas le droit. Fierté. Ton nom était Wind. Curiosité. Et tu voulais savoir où se rendait cette charrette.

Alors tu l’avais suivie, Cal, avec toute la discrétion que ta tenue rouge t’offrait. Du pas le plus déterminé de ton arsenal, tu avais suivi cette charrette. Traquer les esclaves d’Ambrive n’avait pas été le motif de ton départ, loin de là. Mais qu’importe, la Sphère attendra. La lassitude et le sérieux attendront. Tout cela t’avait conduit en face de ce grand bâtiment aux allures de maisons de change. Tu étais revenue sur tes pas, avais pris un verre à la taverne du coin, puis tu étais revenue, bien après que le soleil ne soit tombé. D’apparence, tout était pour le moins normal. Mais tu avais vu la charrette. Tu savais les esclaves là. Il devait y avoir une pièce secrète, quelque chose, quelque part.

Pourquoi ne pas avoir prévenu les autorités ? Tu ne sais pas.
Avais-tu réfléchi à ce que tu ferais si tu les trouvais, ces fameux esclaves ? Non.
Est-ce que tu t’en souciais ? Pas du tout.

Pourtant, quand le plancher craque, derrière toi, tu ne peux pas t’empêcher de penser que tu aurais mieux fait d’écouter Guenièvre.

Ce n’était pas grave, avait-elle dit.
Eh bien, maintenant ça l’est.

Trouble coming in the dead of night
Trouble making everythin' alright
It's in your blood
It's in your bones
You cannot sleep for

Tu n’avais rien à faire ici.
Tu étais on ne peut plus d’accord avec ce fait.

Et pourtant, tu étais là. Pour le meilleur et très probablement pour le pire, tu étais là. Pourquoi ? C’était là une question à débattre. Par stupidité, fierté, impulsion chaotique de se sentir grande, de sentir autrement plus spéciale. Pour combler le vide, pour se remplir d’aventures et découvertes que nul autre n’a faites. Pour tout un tas de raisons, en vérité.

L’art de se rouler dans la bouse, mais surtout l’art d’assumer de s’y mettre. On avait été si sage, Séraphin, si tu savais. Contrôlée, enfermée dans son propre luxe. Mais tu vois, Cal, ça a toujours été là. Cette pulsion. Cette dangerosité. La même qui t’a poussé enfant dans tant de péripéties. La même qui t’a fait claquer la porte de chez-toi après Valerian. La même qui t’a fait hurler devant Aleina. La même qui t’a poussé à être précisément là où tu ne devais pas être. Un appétit vorace. Une gourmandise sans failles pour le risque. Pour la vie. Car il fallait toujours tout remplir. Sa soif de connaissances, son estomac. C’est qu’on ne supporte pas la faim sous toutes ses formes.

— Et pourtant, je suis là.

Une impertinence réflexe, pourtant, tu n’en mènes pas large, Callisto. Tu te demandes quels genres de punitions qu'on réservait aux mains baladeuses ici. La mort ? Des membres en moins ? Discrètement, tu passes tes mains à ta ceinture pour déloger tes hachettes de leurs cachettes. Combattante, tu les pas tellement. Tu connais la rue, tu connais les affrontements des petits diables à coups-de-poing et de dents. Tu n’as jamais tué. Jamais blessé au point que ce soit mortel ou réellement dangereux. Tu avais déjà cassé quelques membres, par contre, mais jamais dans un tel contexte. Tout était resté cristallisé dans le prisme de l’enfance, dans celui des tavernes. Mais là, là, ce n’est pas un jeu. Là, c’est pour de vrai. Et tu as déjà les mains qui tremblent, Callisto.

— Je suppose que te demander de me laisser partir et de prétendre n’avoir rien vu n’est pas dans tes cordes ?

Évidemment que non.
Que la Maison-Dieu te garde, tu viens de réaliser que les adultes doivent assumer leurs actes.

Trouble coming in the dead of night
Trouble making everythin' alright
It's in your blood
It's in your bones
You cannot sleep for

S’il avait été aussi truand que les truands dont on t'avait parlé, cet homme t’aurait déjà éventrée sur place. Pourtant, et tu ne sais pas très bien par quel miracle, tu étais encore entière et en vie. Il n’avait pas à cœur de se battre, n’est-ce pas ? Il n’était pas de ces personnes aux sangs chauds qui trouvent excitations dans le sang et les supplications, n’est-ce pas ? Est-ce que ça voulait dire que tu allais peut-être voir le soleil se lever ? La balance commençait à pencher vers le oui.

— Je ne veux pas de problème. Et tu ne peux t’empêcher d’ajouter. Du moins pas plus que ceux que j’ai déjà. Je vais poser mes armes, alors ne me trucide pas tout de suite, l’ami.

Tu avais hésité à lui donner satisfaction, mais obtempérer t’avait rapidement apparu comme étant la solution la plus viable pour garantir ton éventuelle survie. Tu avais suffisamment traîné dans les bars malfamés de Belorge et Ambrive pour reconnaître les gens dangereux. Et cet homme, dans les ombres, avec sa musculature fine et sa position dominante répondait plutôt bien à l’idée que tu te faisais de quelqu’un de dangereux.

Alors tu te baisses doucement, Callisto, les mains en évidence pour poser tes hachettes, exactement là où il te l’avait demandé. Tu ne quittes pas sa silhouette des yeux, l’impression qu’au moindre clignement de paupière l’ombre pouvait t’envahir. L’impression que ce serait une intrusion dont tu ne ressortirais pas tout à fait indemne, Callisto.

— Ce que j’espérais ? Pour être tout à fait franche, je n’en ai aucune foutue idée.

Et c’était peut-être ça le pire. Maintenant que tu étais là, prise au piège, face à lui, l’esclavagisme te semblait tout de suite être un fléau mineur dont tu n’avais pas à te préoccuper. Le courage n’avait de courage que l’apparence, Calli, et tu te rends compte, honteusement compte, que ça a toujours été un appétit égoïste qui avait guidé tes pas ici.

— Probablement accomplir quelque chose d’héroïque ou quelque chose de complètement stupide. Cela dépend du point de vue.

Tu te redresses, choisis de garder les mains en l’air. C’était profondément naïf, mais ça témoignerait peut-être en ta faveur de te montrer docile.

— Libérer des esclaves, c’est totalement saugrenu comme idée.

— Dit comme ça, je t’accorde que ça ne sonne pas comme la plus riche des idées.

Et plus les secondes passent, plus tu te demandes pourquoi diable des esclaves ? Pourquoi pas des chatons ou des créatures sans défenses qui, à tout hasard, ne faisaient pas l’objet d’un trafic à grande échelle ? Tu te demandes, Callisto. Qu’est-ce qui gagne ta fierté, au final ? Qu’est-ce qui gagne ta gloire ? Pas grand-chose, si ce n’est de ne pas encore avoir un poignard dans le crâne. Mais, cela ne saurait tarder.

C’est alors qu’il souffle ton nom. C’est alors qu’il souffle celui de Guenièvre. Et il y a un espoir, Callisto, un peu candide, un peu naïf, de te dire que c’était encore elle qui, sans le vouloir, venait de te sauver la vie.

— Tu connais Guenièvre ?

La Maison-Dieu était, de toute évidence, suffisamment stupide pour ne pas te tourner le dos. Et tu loues sa stupidité, Callisto, tu chantes sa bêtise. Etham t’avait dit que c’était souvent le plus idiot des membres de la fratrie qu’on préférait. Pour la gloire des Arcanes et le bien-être de ton espérance de vie, tu continuerais d’être une idiote, Calli.

— Oui, j’ai comme une idée assez nette de ce qu’il va se passer.

Est-ce tu avais le droit ? Jouer cette carte n’était-elle pas le comble la bassesse ? Si. Très certainement. Mais face à la mort il n’y avait rien de plus stupide que de jouer au chevalier blanc. La morale pouvait bien aller se faire voir, elle n’avait jamais payé les chambres d’auberge de qui que ce soit.

— Tu vas me tuer et tu vas te mettre Guenièvre à dos. Tu vas faire ton boulot, mais elle va te détester si fort qu’elle ne pourra plus te voir, tu sais ? Tuer sa meilleure amie, sa protégée, n’a jamais été une façon de courtiser très efficace, l’ami.

Etham t’avait dit un jour que tu avais une chance insolente.
Il n’avait encore rien vu.
Ta vessie non plus.

Malheureusement.
Si tu sortais vivante de cette soirée, tu promets, Callisto, tu promets comme tu n’as jamais rien promis avant, que tu irais pourrir la réputation de cet homme auprès de la plus jolie des concernées. Malheureusement. Ce n’était même pas original. Les gens pourraient se renouveler au lieu de dire ouvertement que ne pas pouvoir te faire définitivement taire était une source de profond regret.

— Tu peux lui mentir, la vérité finit toujours par se savoir.

Et Guenièvre te pleurera si fort qu’il finira par en pleurer aussi. Tu crois. Du moins, tu l’espères très fort. L’ambition et la satisfaction naïve de te dire que même au fond du gouffre, tu arriveras encore à lui faire regretter de ne pas t’avoir pas sauvée.

— Je suppose que, là encore, je n’ai pas le choix ?

Rencontrer, vraisemblablement, son supérieur ne faisait en rien partie de tes plans. Cependant, ça voulait aussi dire un suris. Un sursis. Et peut-être une chance d'embobiner la Maison-Dieu pour s’en sortir plus ou moins vivante et indemne. Tu n’étais pas sans ressource, Callisto. Tu avais tes dons de guérisons. Tu avais la Sphère… Si Guenièvre n’était pas un argument suffisant pour ce garçon sans cœur, tes capacités le serait peut-être pour son employeur.

Tu crois.
Tu espères.
Tu jette un regard à la corde et aux menottes.

— Vraiment ? C’est obligatoire ? Parce que j’ai pas l’intention de m’enfuir.

Tu es assez consciente pour comprendre que ce serait le pire choix possible. Tu veux vivre, Callisto. Suffisamment vivre pour voir Guenièvre lui voler dans les plumes et pouvoir lui tirer triomphalement la langue quand tu auras ruiné ses espérances de liens avec une femme qu’il ne méritait certainement pas.

En toute objectivité.

Une partie d’elle ne supporte pas l’idée qu’un type comme toi puisse être plus important qu’elle. Pour les yeux de Guenièvre, Callisto se sent le devoir d’être première. Une concurrence qu’elle veut vraiment déloyale, parce que tu as des avantages qu’elle n’a pas. T’as le sexe qui plaît, le corps qui plaît, probablement la présence qui va avec, aussi. Et Callisto ne supporte pas cette impuissance, elle, qui pourtant adore ses formes, adore son genre, adore ce qu’elle renvoie. C’est toujours la même chose, de toute façon, les fins heureuses sont pour les voisins et non pour soi. Les gens t’aiment, mais font leur bonheur ailleurs. Ça dégoûte si tu savais. Tu dégoûtes, si tu savais. Et le pire, c’est que d’être tirée comme une esclave est sûrement ce qui lui inspire le moins de ressentiment à ton égard.

— Je suis excentrique, pas débile. Merci bien.

Ronchonne, souffle son indignation pour soulever les mèches de cheveux rebelles. Si elle s’en sort, elle pourrira ta réputation, elle se le promet. Guenièvre ira te détester, elle le fera sûrement, parce qu'on compte, non ? Pourtant, c’est le doute qui s’installe, aussi, alors qu’on avance. Et si on se fourvoyait, Sera ? Si on se trompait ? Après tout, on se ment sur beaucoup de choses alors pourquoi pas sur ça ? Etham ne nous a pas retenus quand on est partie, Merle s’est enfuie sans la moindre considération pour nous. Aleina à sa vie qu’elle vit sans nous, Guenièvre aussi. Au final, l’entourage qu’on se construit et éphémères, pourquoi l’importance et les sentiments des autres ? Presque sûre que Yekun ne pense pas à nous la plupart du temps. Presque sûre que Sixtine aurait une vie de la pareille au même sans nous. Pourtant, ce n'est pas faute de vouloir exister, de vouloir se faire une place. On se pavane en rouge et on parle plus fort que les autres pour ne pas disparaître, Sera.

Mais toi, tu t’en fous. Pour toi, on est rien, on sera jamais grand-chose, hein ? C’est toujours comme ça. Pourtant, ce n'est pas faute de vouloir, Sera. Pourquoi, c’est toujours ceux qui ont le plus d'appétit qui crèvent de faim ?

— Tous les mêmes.

Crache presque sa hargne en fixant le sol, Callisto.
Regardez-nous.
Aimez-nous.
Par les Arcanes montre-nous qu’on existe, qu’on est là, qu’on compte.

Dans le fond, on te ressembles, Sera.
On se ressembles tous, dans le fond.
Tout ce qu’on veut, c’est des bras dans lesquels se blottir.
Tout ce qu’on veut, c’est des étreintes qui rappelle la maison.

— J’ai l’air de pleurer, trou du cul ?

Immobile, mais à l’intérieur le cœur tambourine si fort, Séraphin. Dans le regard que tu lui lances elle sent une forme de pitié qui la frustre, qui la lacère, Callisto. Comment oses-tu ? Prendre Guenièvre en plus de sa fierté, la voir plus misérable que la misère, c’est ça ce dont tu as besoin ? Fixe rageusement le sol, toujours, Callisto, emporté par le tourbillon que sont ses émotions. Elle vit trop fort, aime trop fort, ressens trop fort.

— Je ne vous ferait pas ni à toi, ni à ton connard de chef, le plaisir de ne serait-ce qu’une seule larme.

Plutôt crever. Plutôt s’étouffer avec sa propre langue que de chuter plus bas encore. Jamais. Elle ne veut pas que tu t’empares de ce néant, que tu lui fasses comprendre que tu sais toi aussi, qu’il y a ce trou béant. Ce trou qui rend immonde. Ce trou qui appelle à la pitié. Celui des gens qui désespère d’avoir sans jamais rien posséder. Elle ne veut pas, pas toi, pas alors qu’elle te voie comme le plus grand des rivales, l’homme qui lui vole le rayon de soleil qu’elle aime sans le comprendre réellement. Elle vous déteste, tous, représentant de l’ordre masculin. Non, pas maintenant, pas toi. Plus tard, peut-être, quand le temps aurait fait son œuvre, quand dans son aveuglement elle cessera de te voir comme un être surnaturel, quand tu reviendras humain et fragile à ses yeux. Mais pour l’heure elle ne veut pas, Callisto, qu’on lui rappelle que dans ses tentures rouges elle n’est pas femme fatale, mais juste un clown.

— Prie pour que je meure, parce que si je m’en sors je te garantis que je viendrai t’emmerder si fort que tu prieras la Maison-Dieu pour une prochaine apocalypse.