Les nobles tissus malronçois te font une impression particulière sur ta peau. Moins épais que ceux de Briserune, plus délicats aussi. Tu te tournes et te retournes devant le miroir, légèrement mal à l’aise, terrorisé à l’idée que le costume qu’ont t’a prêté puisse se déchirer au moindre mouvement brusque. Le maître costumier qui t’est attitré a eu beau chanter la qualité de ta tenue et la façon dont elle te sied, tu ne peux t’empêcher, pour la presque trentième fois en moins de quinze minutes, de lui lancer un regard inquiet, presque suppliant.

Je dois ressembler à un bouffon de cour, au mieux à un barde déguisé en noble.

Depuis ton arrivée au Palais, le matin même, tu n’as eu de cesse d’être entouré par une horde de serviteurs efficaces et compétents. Bain, coiffure, essayages, tu n’avais jamais vu autant de personnes se donner du mal pour te satisfaire. Déstabilisé par autant de soin, tu t’étais laissé faire, docile, mais gêné, aussi à l’étroit dans les sièges confortables de la chambre qu’ont t'as assigné que dans un tonneau de vin. Toutes ces dispositions à ton égard n’étaient pas gratuites, ce soir serait soir de bal, et on ne participe pas à un bal habillé en barbare briserunien.

— Cette tenue vous va à ravir, Lord Riegel ! Il est certain que vous allez faire grande impression à ses altesses !

— Que la Maison-Dieu vous entende.

Tu te demandes encore comment tu as fait pour ne pas déclencher un accident diplomatique depuis toutes ces années. Jamais assez confiant face à tes connaissances et tes capacités, jamais assez serein pour ne pas frôler l’apoplexie à chaque veille de rencontre. Diane. Tu vas la voir ce soir. C’était même la raison première de ta venue. Au départ sceptique sur la question des fiançailles, tu devais l’avouer, si ton cœur battait autant ce n’était plus à cause du poids de tes responsabilités. Diane. Première fois que tu vas la voir dans un contexte aussi officiel, pas en portrait. Tu déglutis, le besoin soudain de repasser en revue le moindre détail de ta tenue. La coupe typique de Malronce, mais aux couleurs de Briserune. La petite broche où le griffon et le taureau s'entremêlent, signe de fraternité ou de soumission ? Tu n’en sais rien et, pour être tout à fait franc, c’est le cadet de tes interrogations du moment. Le maître costumier te fait signe poliment de le suivre. On ne peut pas retarder l’échéance, tu as déjà vu le palais prendre des airs de fêtes depuis quelques heures. Les invités doivent déjà être arrivés, ne manque plus que celui à la place d’honneur.

Un dernier soupir devant le miroir. Tu bombes le torse, prends le regard le plus sûr et déterminé dont tu es capable. Tu es Lord Jasper Silas Riegel de Briserune, fils de la très noble lignée des Riegel et futur gendre de la très noble famille Vaudreuil, et tu es sur le point de rendre l’âme.


Quand les portes de la salle de bal s’ouvrent, tu rates la reprise, Jasper. Tu n’avais jamais rien vu d’aussi splendide, d’aussi grand, d’aussi beau. Tu te sens soudain bien pauvre en visualisant les pierres de ta propre forteresse. Briserune avait un charme particulier, simple, rustique, mais Malronce avait la splendeur des grands empires. Chaque centimètre de la vaste salle, encore plus grande que dans tes souvenirs, regorge de vie et d’animation. Tu te sens légèrement étourdi face à autant de faste, et tu te laisses bien sagement conduire, trop absorbé dans la contemplation des lieux, pour comprendre l’où on t'emmène, et surtout devant qui.

— Lord Riegel, votre fiancée.

Et ton cœur rate la reprise de nouveau. Tu avais répété des heures durant, à Briserune, les plus belles phrases que tu avais lues. Mais là, en cet instant précis, face à elle, tu manques de vocabulaire. Tu sens idiot. Le plus idiot des hommes. Même tes plus belles phrases ne soutiennent pas la comparaison.

— Vous… Vous êtes magnifique, votre Altesse.

Et ta conscience remercie la Maison-Dieu que ton père et ton frère ne soient pas là pour contempler à quel point le guerrier briserunien est tombé bas.

Elle relève les yeux, l’auteur des portraits qu’on t’a envoyé n’a pas rendu justice aux nuances de gris enivrantes qui s’y bousculent. Il te semble, Jasper, qu’il y a des constellations entières dans ses yeux. Et tu te sens si petit, si bête, si faible face à elle. Tellement plus belle. Tellement plus grande. La peinture n’était en fait que l’esquisse de la véritable œuvre d’art. Tu avais appris à respecter la beauté délicate de ses portraits, maintenant, tu apprends juste à aimer, Jasper. Elle a le sourire chaleureux des gens profondément humain. Elle a la douceur des gens profondément bons. Et tu te dis, Jasper, que tu aurais pu retourner Briserune et Valdore tout entier, sans jamais trouver douceur pareille. Et sa voix, sa voix Jasper. T’aimes croire que ton estomac danse la gigue, car la pression est trop grande, mais tu n’es pas assez malhonnête pour te voiler la face.

À ce moment-là, tu prends conscience de deux choses. La première était que tu allais tomber follement amoureux de Diane Vaudreuil et que ni la Maison-Dieu, ni les Arcanes n’allaient pouvoir te sauver de ça. La seconde, Jasper, c’est que tu venais de faire un compliment à une princesse sans lui avoir dit bonjour avant.

— Je… Heu… Et bonsoir Votre Altesse.

Par les Arcanes, que la Maison-Dieu te garde, tu te sens aussi solide qu’un poulain qui vient de naître. On t'avait appris à te battre. On t'avait appris à te dresser face à une armée sans trembler. À faire fuir d’un simple regard. On t'avait appris à être un lord briserunien. Et tu te demandes, tu vois, si ton père aussi s’était senti tout sauf lord et briserunien quand ta mère lui a tendu la main, la première fois.

Derrière toi, les violons se lancent, les notes s’élancent. Tu reprends soudainement conscience de ton environnement, de ce que tu fais là, de ce qu’on attend de toi. La première danse. Le premier test. Avec un sourire chaleureux, tu t’inclines devant ta fiancée et tu lui prends délicatement la main. Tu travailles l’étiquette malronçoise depuis ton plus jeune âge et il était grand temps de le montrer. Entraîner Diane au centre de la salle, à la place d’honneur, est à la fois la chose la plus folle et la plus excitante que tu aies fait de ta vie. Tu te sens toujours aussi étourdi, mais tu te sens aussi fier, satisfait, euphorique, des sentiments étranges que tu ne sais pas très bien comment gérer. Arrivé à destination, tu t’inclines de nouveau. Les danses aussi, tu les as travaillés. Un. Deux. Un. Deux. Il te faut quelques secondes pour calquer tes pas aux siens. Tu es heureux de constater que la mémoire du corps prend peu à peu le relais et que toutes ces heures de répétition à faire valser Alani et les manches à balai dans les couloirs paient enfin.

— Je crains d’être un piètre danseur, votre Altesse, mais j’espère que vous prenez plaisir à danser avec moi.

Le phrasé sonnait terriblement irrésistible dans ta tête.
Il l’aurait sûrement été si tu n’avais pas un sourire idiot aux lèvres et les joues juste assez rouges pour rivaliser avec la couleur des rideaux.

Tu cherches ses yeux, maladroitement, timidement, tu n'as jamais cherché les yeux de quiconque auparavant. Tu ne sais pas ce qui est de l'ordre du juste ou de l'insistant. C'est comme une plongée dans l'inconnue, douce, exaltante, un nouveau monde de découverte, des découvertes qui se font à deux. Tu te rends compte que tu as été bien solitaire, Jasper. Bien sûr, il y avait des gens à qui parler, des gens avec qui s'entourer, mais il n'a jamais été que question de soumission et de devoir à accomplir. Ami est un mot que tu ne prononces qu'au figurer et, si ce n'est avec ta famille, tu prends conscience que tu ne t'es jamais réellement lié avec qui que ce soit. On t'avait envoyé à Malronce par sens du devoir. On t'avait probablement fiancé pour les mêmes raisons. Pourtant, tout ce qui se joue ici n'a plus rien d'une mission. Les pas que tu exécutes pour la faire valser n'ont rien de calculer. Ce n'est plus par soumission envers ton père que tu danses, Jasper. Ce n'est plus par souci du devoir que tu presses sa main, Jasper. Il y a, dans cette danse avec elle, quelque chose de libérateur et de fabuleux. Ce lien, tu le comprends, n'appartient qu'à vous deux, et si vos parents ont forcé cette rencontre, il n'y a, au final, que vous pour décider ce qu'il adviendra.

— Beaucoup de plaisir.

Un sourire béat aux lèvres, tu sais que ce n’est pas l’expression qu’on attend d’un Lord Briserunien, mais qu’importe. Tu n’as plus envie de jouer la retenue par respect des codes, tu n’as pas envie de faire semblant de brider cette douce euphorie, la première que tu ressens vraiment. Qu’importe que tu ne sois pas le guerrier froid et fier que tout le monde s’attend à voir. Qu’importe que tu ne sois pas l’homme rigide et impitoyable qu’on voudrait que tu sois. Ce n’est pas à cette cours que tu veux plaire. Il y a juste elle. Et avec elle, rien qu’avec elle, tu as envie d’être Jasper, juste Jasper. Depuis trop longtemps tu te forges par abnégation, ce soir, tu veux être un peu égoïste. Tu ne veux pas jouer de rôle avec la femme qui va partager ta vie. Grand Dieu. La vie. Manque de trébucher quand elle évoque ce futur à deux. Toute une vie à danser. Par les Arcanes, oui.

— Je suis persuadé que mes progrès vont être fulgurants. Presse un peu plus fort sa main. La chaleur de sa paume rend ton corps alerte, presque hypersensible, tu te sens pousser des ailes Jasper. Je dois dire que je me sens déjà beaucoup plus à l’aise qu’avec mes fidèles manches à balai.  

Le monde ne peut pas t’entendre et tant mieux. Il y a des secrets que tu te prends à vouloir lui révéler. Il y a une volonté à vouloir te faire plus humain, plus authentique à ses yeux. Tu ne veux pas juste être un titre, tu veux exister, devenir tangible, un homme avec son histoire et sa personnalité propre. Juste avec elle, tu veux être celui qu'on met en avant. Le premier. Juste avec elle, car tu as toujours appris à être raisonnable, Jasper.

Tu l’as fait valser, cherche de nouveau ses yeux. Est-ce que tu lui es agréable ? Est-ce que tu ne l’effraies pas ? Ne le déçois pas ? Est-ce que tu fais assez homme ? Est-ce que tu fais assez humain ? Tout se bouscule, des centaines de questions que tu veux lui poser, pourtant, tu ne peux que lui transmettre ta plus brute et innocente volonté.

— Je voudrais apprendre à réellement vous connaître. Est-ce… Un peu trop présomptueux de ma part de vous demander si je peux vous appeler par votre prénom ?

Un si beau prénom.

La chaleur de ses mots, l’absence des politesses si strictes de l’étiquette au profil de quelque chose de beaucoup plus vrai, de beaucoup plus vous. Tu as déjà mené des batailles Jasper, mais elles te semblent bien peu de chose face au reste. Fier et vaillant guerrier, tu l’es, mais dieu que la Maison-Dieu te pardonne, tu serais devenu le plus hilarant des bouffons si ça avait pu te permettre de la rencontrer plus tôt.

— Ma très chère petite sœur s’est portée volontaire pour les premières tentatives, seulement nous avons très vite compris que je n’aurais plus de pied avec lesquels danser si on continuait.

Tu ne refrènes pas le rire léger qui pulse d’entre tes lèvres. Pour quoi faire ? À quoi bon ? C’est si grisant, si agréable de laisser libre cours à ses sentiments. Il te semble, Jasper, que c’est bien la première fois que tu t’autorises pareille liberté. C’est ce qu’elle te semblait être, Diane, un souffle de liberté. Et tu te sens reconnaissant, Jasper, pour chaque pas, chaque regard, chaque mot. Si tu devais payer une dette à ton père, ce serait celle-là, une dette pour le plus beau cadeau qu’on aurait pu te faire.

— J’aime cette facette que je découvre.
— Et moi donc.

Ils se sont échappé, le plus naturellement du monde, tes mots. Le jeune homme de bonne éducation que tu es aurait dû s’alarmer, se haïr même, face à tant de familiarité. Et pourtant, pourtant, tu n’en as que faire, Jasper. Hypnotisé par ses yeux, captivé par sa voix, tellement que tu ne remarques que bien tard que le chant des violons s’est éteint. Presse, un peu plus tendrement que l’étiquette ne l’exige, sa main. La salut comme on doit saluer ses partenaires. Elle accepte que tu uses de son prénom et tu te sens fier, Jasper, de recevoir ce premier honneur. Mais quand ses lèvres s’approchent de ton oreille pour te murmurer qu’elle veut également user du tiens, c’est ton cœur qui explose.

— Ce serait faire de moi le plus heureux des hommes, Votre Altesse. Puis dans un murmure, rien que pour toi, rien que pour elle. Diane.

Tu oses lui sourire, comme un homme comblé ose sourire. Tu aurais tout le temps de te montrer en brave et vaillant guerrier. Mais ce soir, ce soir, tu seras Jasper, le plus chanceux des seconds fils, celui qui aime les livres, celui à qui on a donné des leçons de danse et de poésie. Ce soir, tu ranges les armes pour n’être que douceur. Demain, demain, tu redeviendras le Lord qu'on attend que tu sois. Mais ce soir, juste ce soir, tu seras toi. Parce qu’il n’y a ni noble, ni altesse ce soir. Puisqu'il n’y a que Jasper et Diane. Et, ça te va très bien.  

— Accepteriez-vous de venir marcher avec moi, votre Altesse ? J’ai grande envie d’en apprendre plus sur votre vie.

Juste calmer les ardeurs de la fête, gagner le calme, un endroit où on pourra s’appeler comme on le désire et se parler sans user de titres honorifiques. Apprendre à se connaître au-delà de l’étiquette, juste comme deux adolescents un peu fébriles qui découvrent qu’un cœur peut changer de rythme soudainement.

— Je vous raconterai la mienne, si vous voulez. Je vous préviens, ça parle beaucoup de neige, de froid et de manche à balai.

La brise de Malronce n’est pas celle de Briserune, elle est plus douce, plus chaude, mais en contraste avec la fête, ses danses, ses nombreux corps qui se mêlent, elle te fait le même effet. Tu accueilles cet air frais avec un soupir appréciateur, chez toi, on aime les grands espaces, sentir les vents violents sur son visage, les tempêtes sur sa peau. On t’a appris à aimer la simplicité et, à tes yeux, il n’y avait pas plus beau spectacle que ce qu’on peut trouver à l’extérieur des murs. Tu te rappelles avoir couru dans ces jardins, avoir ri à gorge déployée avec Clovis avant de te faire sévèrement sermonné. À l'époque, les jardins du palais te semblaient infinis, immenses, un labyrinthe de verdure et des promesses d’aventures folles à chaque pas. Aujourd’hui, il te semble d’un coup moins incroyable, plus modeste. Pourtant, tu ne peux t’empêcher de sourire face à ce paysage. Et tu te demandes, Jasper, si apprécier Malronce est une trahison ou un acte de sagesse.

Tu tournes un regard timide vers elle. Elle rayonnait dans le faste de la salle de bal, un bijou entouré d'or et de diamants. Ici, elle brillait d’une autre façon, plus douce, plus sereine et tu ne l’en trouvais que plus belle, que plus troublante sans les artifices du palais. Tu ne crois pas un mot de ce qu’elle ose te dire, tu te dis qu’elle pourrait te confier avoir regardé par la fenêtre, un jour, que tu trouverais ça passionnant et merveilleux. Être assez proche d’elle pour connaître ses pensées, ce qui l’irrite, ce qui l’émeus. Pouvoir prétendre avoir le droit de savoir ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. En cet instant ça te semble être le plus inestimable des savoirs, le plus précieux des trésors. On t'avait appris à encaisser les coups, mais jamais Hector ne t’avait appris à encaisser l’amour. Ton cœur, malgré sa carapace d’os et de chair, de tissu et de fer, était touché. Tu n’avais jamais imaginé, qu’un organe si bien protégé peut être à ce point exposé.

— Chez moi, on appelle ça du courage. Ce qui fait de vous une femme remarquablement courageuse, Diane.

Tu oses lui sourire, conscient que ta remarque doit peut-être la surprendre. On avait toujours tendance à admirer, de façon muette, ceux qui enfreignent les règles pour vivre selon leurs propres envies. Pourtant, pour toi qui avais passé ta vie à te contraindre, tu ne pouvais t’empêcher de penser autrement. Il te semblait, en vérité, que l’émancipation était la solution simple et facile, quand l’enfermement demandait un sacrifice de soi-même qui en disait long sur la valeur et la force de caractère des gens.

— Je trouve… Qu’il est parfois plus dur de répondre aux attentes de nos proches que de s’en éloigner. Les enfants ont leurs personnalités propres, leurs propres rêves, goûts, opinions. Savoir faire taire ça par respect envers son nom, c’est un sacrifice de soi énorme. Pour moi, ça veut dire que vous avez un grand amour pour les vôtres et un grand courage. C’est quelque chose que je respecte, parce que je sais à quel point cela peut-être pesant parfois.

Devoir être ce qu’on attend de vous avant d’être soi. Devoir répondre à l’appel, être à la hauteur, qu’importe ce que le cœur dicte, qu’importe ce qu’il impose aussi. Devoir se censurer le droit d’être égoïste. Devenir un instrument avant d’être une personne. C’était, en quelque sorte, le lot malheureux des gens comme vous. Avoir un nom et un château n’avait rien d’une bénédiction. Mais tu te prends à rêver, Jasper, que vous pourriez être libre à deux. Que tous ces sacrifices fait depuis l’enfance pour le bien de la famille, pour le bien de tout un pays, allaient être récompensé par le fait de pouvoir exister pour soi. Tu n’arrives pas à réprimer les rougissements qui te viennent quand tu oses la regarder de nouveau.

— Mais, j’aimerai qu’ensemble nous n’ayons pas besoin de taire quoi que ce soit.

Si l’envie lui prenait de hurler, tu voulais la voir hurler. Si l’envie lui prenait de danser, tu voulais la voir danser. On vous avait fiancé pour vos noms, mais tu voulais te marier pour la femme qu’elle était. Pas la princesse, pas la noble lignée, mais Diane, juste Diane. Ce serait votre liberté. Se plonger dans ses yeux pourrait te faire oublier de respirer, Jasper. Quand tu lui annonces ton intention, une partie de toi désespère de la toucher, l’autre d’aller se jeter dans le gouffre en se traitant d’imbécile et de gougnafier. Les bruits de la fête semblent loin derrière vous, tu te doutes que des gardes rôdent, tu te doutes que la réelle intimité n’existe pas dans ces grands jardins. Pourtant, tu frôles maladroitement sa main, comme pour lui faire signe, comme pour lui demander l’autorisation. Tu ne veux rien faire, sans son autorisation. Et en attendant qu’elle te la donnes-tu enchaînes sur ton incroyable vie de briserunien.

— Oh, vous seriez surprise de voir à quel point c’est moins romantique que ça en l’air. Tu oses un petit rire en regardant devant toi. Il faut un temps considérable pour revêtir une armure et tout autant de temps pour être de nouveau propre une fois retirée. Mon père m’a emmené plusieurs fois en raid, les batailles, c’est en vérité beaucoup plus brouillon que ce qu’on en écrit. Mais, je ne regrette pas mon éducation militaire. Ce qui fait un vrai guerrier, ce sont les valeurs qu’il prône plus que ses compétences martiales, mais ça se reflète plus tournois qu’au cours d’un vrai combat. Les tournois, je suis sûr que ça vous plairait, c’est du grand spectacle, surtout en coulisses. Une fois, un vassal de mon père avait ramené une armure trop petite pour lui et…

Tu parles beaucoup trop, Jasper.

— Navré, je… Je parle beaucoup trop, n’est-ce pas ?

Ce sera réciproque. Tu le sais, car tu en désespères d’envie en cet instant. Tu ne veux pas qu’elle soit seulement femme, tu veux qu’elle soit l’amie, la confidente, cette personne vers laquelle on se tourne envers et contre tous. Tu n’as plus l’envie de te contenter d’un simple mariage de façade, tu veux faire d’elle ta plus proche alliée, être autre chose qu’un simple mari, que le simple époux avec qui elle doit partager son lit. Est-ce le comble de l’égoïsme de la vouloir tout entière ? Est-ce l'impertinence de vouloir te donner tout entier ? Est-ce que cette magie tiendra la distance, les affres du temps et de la distance ? Et soudain tu as peur, Jasper, peur de faire ce dernier pas, de sceller cette promesse. Peur de te montrer sans armure, car on t'a toujours appris à protéger ce qu’aucune plaque de métal ne pourrait mettre en sécurité.

Et pourtant, quand tu parles, quand tu vois son regard pétiller, quand du coin de l’œil, tu lui voles l’image de son doux visage, tu te prends à céder. Il était vain de vouloir jouer au grand guerrier, Jasper, vain de vouloir lutter. Puisqu’il en était ainsi, il fallait admettre ta propre défaite, Diane aurait tout pouvoir sur toi et cette servilité, tu l'embrassais comme les fanatiques embrassent la religion. Tu avais perdu. Superbement perdu. Qu’elle te prenne tout entier, si c’était à ses pieds, c’est avec reconnaissance que tu tomberais.

— Alors j’en organiserais un à Briserune, j’inviterai nos meilleurs guerriers et je vous donnerais une rose. Je vous rendrais honneur. Je promets.

On ne t’avait jamais vu aussi droit comme un piquet, soudain gonflé de fierté, les habitudes de Briserune retrouvées. Une promesse que tu te devais de tenir, parce qu’un Briserunien sans parole valait moins qu’un chien. Qu’importe, tu lui offrirais le plus beau des spectacles, le plus grand et le plus incroyable des tournois. Un projet que ton père allait adorer. Probablement. Très certainement après quelques coups.

—  J’ai un cadeau pour vous.

Petit lord briserunien, droit comme un soldat au garde-à-vous, rouge comme une jouvencelle. Petit lord qui tente de se recomposer un visage un peu moins troublé pour sortir de son costume une petite dague ouvragée et enroulée dans de la soie.

— C’est une très ancienne coutume chez moi. On ne la pratique plus depuis longtemps, mais j’ai pensé que… Que cela vous plairait peut-être. Dans l’ancien temps, lorsqu’un homme voulait demander la main de sa promise, il lui offrait en cadeau une arme forgée par ses soins. Et en voyant la modeste lame, loin d’être un ouvrage d’une qualité digne d’une princesse, tu te sens incroyablement idiot. Je vous prie d’excuser le résultat, je n’avais jamais forgé quoi que ce soit avant et il ne vous rend pas du tout hommage. Mais, bien que modeste, j’espère que vous l'accepterez comme le gage de mon amour pour vous.

Et soudain, il te semble que la température de la salle de bal s’est propagée à l’extérieur.

— Pardonnez-moi, c’est une confession quelque peu cavalière, mais nous ne sommes plus sensés nous taire, n’est-ce pas ?

L’espace d’un instant, ton cœur s’arrête. La peur terrible qu’elle se sente outrée, maintenant que tu te dis qu’il n’est peut-être pas de bon ton d’offrir des armes aux dames de nobles lignées, ici. Et l’espace de cet instant, tu te traîtres de tous les noms, Jasper, avec un vocabulaire si fleuri qu’il te surprend toi-même. Qu’est-ce que Clovis dirait si tu lui disais que tu avais offert une dague de faible facture à sa sœur aînée ? Qu’est-ce que ton père dirait si tu rentrais de Malronce, ta fiancée vexée ? Qu’est-ce que tu ferais, si à ses yeux si charmants, tu devais passer pour un rustre barbare qui juge la valeur de sa promise à un bout de fer destiné à tuer ? Tu avais été si fier en finissant de la forger, en la montrant à Eden avec le sourire de quelqu’un qui a accompli une véritable prouesse. L’espace de cet instant, Jasper, tu veux te jeter dans les fougères. Mais alors ses yeux rencontrent les tiens et, doucement, ton cœur recommence à battre.

Tu te retrouves à rougir, en équilibre entre peur et euphorie, suspendu à ses lèvres et à son jugement. Mais Diane est douce, Diane est pureté et bonté. Diane rayonne et tu te sens prêt à devenir le plus pieu des hommes. Bénie soit la Maison-Dieu, bénie soit les plans égoïstes de vos parents. Soudain fier comme un enfant, soulagé, peut-être un peu trop soulagé, tu as soudain envie de rire. La dague lui plaît. Ta dague, elle l’a prise, elle l’a faite sienne. Et tu comprends une seconde trop tard, que dans l’ancien temps, cela aurait été comme une demande en mariage.

Le vocabulaire fleuri se bouscule de nouveau dans ton esprit.

Tant accaparé que tu ne remarques que trop tard qu’elle s’est avancée. Et tu te figes, Jasper. Immobile. Imbécile. Tu te figes. Hypnotisé. Ah, est-ce ton cœur qui vient encore de s’arrêter ? Dieu, tu ne vivras pas vieux. C’est la dernière pensée logique qui te traverse avant que tout ne s’arrête. Son souffle sur ta peau. Ses lèvres contre les tiennes. Ah. Que tu es foutu, Jasper.

Tu as fermé les yeux dans un réflexe dont tu ne comprends pas l’origine. Tu n’as pas compté, ça n’a probablement que durer une seconde, mais ce qui t’a traversé de part en part t’a donné un sentiment d’éternité. Ah. Tu n’avais jamais compris les besoins tactiles de certaines personnes de ton entourage. Tu comprenais maintenant. Les héros de romans ne semblaient plus si stupides à mourir pour un baiser.

— Je…

Clignements stupides, d’un regard tout aussi stupide. Tu es conscient que tu n’as jamais eu aussi chaud, que tu n’as jamais été aussi léger aussi. Tu la regardes, soudain le corps maladroit. Plus rien d’un lord briserunien droit et digne.

— C’est bien dommage, ce serait une coutume incroyable.

Pitié que Clovis vienne te pourfendre de son épée.

Tu la regardes et tu n’as qu’une envie. Soudain, le cœur gronde, tu peines à l’écouter. Et tu te demandes, quelle serait la douceur de sa peau sous tes doigts, quel est le parfum de ses cheveux, la chaleur de sa paume contre la tienne. Et tu te demandes si tu as le droit de désirer savoir.

— Diane.

Et tu tends les bras, plus juste un frôlement hasardeux, un signe franc cette fois. Tu demandes la permission de cette proximité nouvelle, de la prendre dans tes bras. Tu demandes la permission de lier ses doigts délicats aux tiens. La permission de caresser sa paume, de réduire l’espace entre vous. La permission, soyons fou, de la garder près de toi, le temps d’un caprice, de quelques secondes, de faire abstraction des convenances et pouvoir sentir son odeur, sentir son souffle. La permission, tu oses le réaliser, de lui rendre son baiser, tout aussi doux, tout aussi chaste. La permission d’être juste, l’espace d’un caprice, des gens du commun.

— Puis-je ?