Les longues journées de contemplation se font de plus en plus nombreuses. La vie de Trois-Rivières la met toujours aussi mal à l’aise. Trop de gens, trop de bruit. Elle n’est pas encore prête pour ça. Trop de petites informations qui lui demandent de l’attention. Elle ne sait plus où se mettre.

Et puis il y a la peur. La peur incessante d’être reconnue, au détour d’une rue, d’une ruelle. Les morts sont morts, ils ne reviennent pas à la vie, en théorie.
Amnésique mais lucide, Opaline se doute qu’avant de mourir, elle avait une famille, des amis, des proches. Probablement des ennemis, aussi. Le lot de tout un chacun, en somme.
Qu’adviendrait-il s’ils la croisaient ? S’ils la reconnaissaient ?
La verte n’a pas encore eu le temps de faire la paix avec elle-même. Elle n’est pas capable de trouver une réponse à certaines questions. Alors, pour se faciliter la tâche, elle évite autant que possible les endroits bondés. Tous ces lieux où les rencontres pourraient être importunes.

Le Lac aux Joyaux devient naturellement un endroit de choix. À moins de s’approcher de Palécaille, elle est généralement toute seule, au bord de l’eau. Parfois les pieds dedans, parfois debout, sur le côté, à sentir la timide brise estivale sur sa peau.
Un coin de Paradis, véritable refuge dans un univers profondément chaotique.

Opaline s’étire longuement. Elle pourrait rester là des heures, à ne rien faire. Simplement se battre contre ses pensées obscures, ses traumas qui s’éveillent brusquement. Ce serait plus facile, avec Alexei, évidemment. Mais il ne peut pas toujours s’occuper de ses états d’âme.
Elle ne voudrait pas lui imposer ses propres faiblesses.
Pas alors qu’il a toutes ces responsabilités.

Son nez capte quelque chose, au loin. Enfin, son nez, c’est un grand mot. Mais la démone sent que quelque chose approche. Quelque chose de familier, pourtant inconnu.
Elle fait volte-face.

Une silhouette plus grande que la sienne. Plutôt fine.
Un homme.
Cheveux blancs, style vestimentaire un peu particulier.

Quelqu’un qu’elle n’a encore jamais croisé. Du moins, dans cette vie.

Ses prunelles se déposent dessus, le détaillent longuement. Il lui est semblable. Un démon, probablement. Que fait-il ici ? A-t-il besoin de fuir l’agitation, lui aussi ?
Non, non, il ne se serait pas aventuré jusqu’à elle, sinon. Il est peut-être juste … curieux.

Un sourire étire les lèvres d’Opaline. Quelqu’un d’inconnu. Un bon mètre quatre-vingt de mystères. Peut-être plus.

Sa voix s’élève, coupe la réflexion de la verte. Il est le premier à faire un pas.
Cette rencontre s’annonce de mieux en mieux.

La démone fait un pas en avant, réduit la distance. Suffisamment grande pour ne pas être dérangeante, suffisamment petite pour qu’ils s’entendent sans crier.

« Salut. »

Elle penche la tête, toujours aussi souriante. Oh, oui, qu’il approche, qu’il approche un peu plus. Qu’il vienne abreuver sa soif de connaissances avec ses histoires. Avec son vécu. Elle en jubile déjà.

« Opaline. »

Une main sur la poitrine. L’habitude de se présenter d’une manière presque animale. Un nom, un geste. Pas plus, pas moins. Elle ne ressent pas le besoin de s’étaler davantage.

« Tu n’as pas l’air du coin, je me trompe ? »

Les bras croisés sur la poitrine, la démone observe son interlocuteur. Qui est-il ? D’où vient-il ? Pourquoi se trouve-t-il ici ? Que peut-il lui apprendre ? A-t-il des facultés particulières, lui aussi ? Est-il un voyageur ? S’il a voyagé, qu’a-t-il vu ? Lui racontera-t-il tout ce qu’il a en tête ? Sera-t-il mystérieux ?
Les questions lui tombent sur la tête par milliers, écrasent ses épaules sous le poids de sa curiosité.
Opaline est déjà lancée à pleine vitesse, le cerveau en ébullition. Elle veut tout savoir, tout comprendre, tout découvrir. S’immiscer dans la vie de cet inconnu à la vitesse qui lui conviendra, pour s’approprier toute l’étendue de son savoir.

« Qu’est-ce qui t’amène ici, monsieur … ? »

Une interrogation traînante, à laquelle elle ajoute une pause, pour lui permettre de se présenter. Une manière comme une autre de l’inviter dans le monde d’Opaline, pour qu’il y laisse un peu du sien.

Seth.
Il n’a pas besoin d’en dire plus. Ils se comprennent, savent que les autres détails ne sont que des fioritures. Ils sentent l’un et l’autre qu’ils sont des démons, qu’ils appartiennent à cet autre monde qui fait peur à l’humanité. Ils le savent.

Son intuition ne l’a pas trompée : Seth ne vient pas d’ici. Apparemment, il vient même de « loin ». Elle ne sait pas situer cette réalité, ça la dérange. C’est où, « loin » ? C’est quel pays ? Quelle histoire ? Qu’est-ce qui l’a mené jusqu’ici ?
Est-ce que ces informations sont réellement importantes ? Pour le commun des mortels, non. Elles n’ont absolument aucun intérêt. Ou peut-être un peu. Mais pas assez pour y attacher autant de crédit. Pour Opaline, par contre, ces informations sont précieuses. Elles lui permettent de mettre une identité véritable sur une personne, de la ranger dans une petite boîte. Mais aussi, et surtout, elles abreuvent son insatiable soif de connaissances.
La verte jauge son interlocuteur, qui n’est pas loquace, mais pas non plus avare en détails.
Il laisse des pistes, beaucoup de pistes.
Trop de pistes, à vrai dire.
Parce qu’il ne précise jamais vraiment le fond de sa pensée. Trop de questions restent en suspens, encore et encore. Il a l’air de vouloir parler, sans vouloir parler. En cela, il s’emmêle les pinceaux, n’en dit pas assez ou en dit trop, justement.

Il est venu avec quelqu’un. Quelqu’un dont Opaline ne sait rien et ne saura probablement rien de plus, à vrai dire. Il est venu, a suivi cette personne et s’est probablement perdu. Seul, face au grand lac. Peut-être vient-il de pas trop loin, alors ?
Le pays le plus proche d’Ambrive, dont la frontière partage ce même lac ? Il y aurait Grandvent, Belorge et Malronce. Donc il vient probablement de là. Ou alors de plus loin encore ? Opaline hésite. Elle laisse cette question en suspens.
Ça commence à faire beaucoup d’interrogations sans réponse.

Seth coupe court à sa réflexion en s’approchant d’elle. Il l’observe, droit dans les yeux, prunelles contre prunelles et dépose l’évidence. Ils sont pareils.
Ils n’ont pas d’identité propre, seulement celles qu’ils se sont créée en revenant, ou pendant leur errance. Ils n’ont plus de passé, seulement celui qu’on veut bien leur conter – et encore, quand ils ont quelqu’un qui peut le faire. Ils n’ont rien, finalement. Rien, à part un être lié à eux, qu’ils condamnent par leur existence. Condamnent, ou avantagent, peu importe. Ils leur apportent quelque chose, difficile d’expliquer quoi. C’est différent pour chacun d’entre eux.

Opaline hoche doucement la tête. Ils sont des démons.
Mais ne sont-ils que ça ?

« En effet. Je suis comme toi. »

Un sourire amusé. Comme lui, jusqu’à quel point ? Comme lui, oui, mais comment ? Elle hausse les épaules.

« Je viens d’ici, apparemment je vivais déjà là avant de disparaître. Certaines personnes se souviennent de moi, mais j’ai oublié la plupart d’entre elles. »

Quelle plaie. La douleur de les confronter à l’absence. À la mort. Puis les mettre le nez dans l’impensable, dans un miracle qui n’est qu’un cadeau empoisonné. Ces visages qui se tordent, puis s’illuminent. L’espoir de retrouver l’être perdu, de partager avec tout ce qui était déjà établi … pour se rendre compte qu’il ne reste qu’une enveloppe sans fond.
Une coquille sans perle.

Opaline chasse ces songes de sa tête.

« Tu avais besoin de réfléchir ? Quelque chose te tracasse ? »

La verte penche doucement la tête. Ce n’est pas si facile, finalement. Peut-être connaissait-il cet endroit avant de mourir, peut-être est-il venu jusque-là instinctivement, sans s’en rendre compte ? Peut-être que ce n’est pas du tout ça. Il y a trop de questions, trop de vérités qui n’attendent que d’être dévoilées, mais qui restent cachées derrière un rideau de timidité.

« Je peux peut-être t’aider à retrouver ton chemin, aussi, si tu as peur d’être trop loin de la personne avec qui tu es venu. »

Après tout, elle est d’ici.
Ça le déridera peut-être, qui sait !