C’était encapuchonnée d’un manteau de tissu simple et flanquée de deux de ses gardes, pareillement déguisés afin d’éviter d’attirer l’attention dans la foule, qu’Aurora observait avec un sourire mince mais fier la cérémonie d’investiture de son fiancé qui accédait, comme elle quelques années plus tôt, à la plus haute fonction politique de sa région natale.
Elle avait préféré l’admirer d’en bas plutôt qu’à ses côté car elle savait désormais que c’était avec les yeux du peuple qu’on jugeait le mieux de l’éclat d’un dirigeant ; et Adriel brillait, assurément. La lumière solennelle qui l’auréolait avait le don de chasser les ombres qui s’étaient récemment immiscées dans le tableau parfait de leur amour, et Aurora retrouvait peu à peu les bribes éparses de sa confiance fragilisée tandis qu’elle le regardait avec une émotion nouvelle.
Depuis sa propre nomination au poste de gouverneure, elle avait dû revoir ses priorités et les responsabilités qui venaient avec le pouvoir octroyé l’avaient éloigné d’Adriel ; elle avait senti le changement subtil des ardeurs refroidies. Mais désormais, les choses avaient changé et ils se trouvaient de nouveau sur un pied d’égalité. Oh certes, il leur serait plus dur encore désormais de profiter juste tous les deux de moments réservés rien qu’à eux, mais elle avait confiance en la force de ce qu’ils avaient construits.
Leur amour avait déjà traversé la distance et le temps une fois, ils pouvaient recommencer ; et tous les deux main dans la main, à la tête de deux régions du monde, le futur ne pouvait qu’être lumineux à ses yeux amoureux.
(Aveugles).

Un peu avant la fin de la cérémonie, elle s’éclipsa, ses gardes sur ses talons, et se rendit jusqu’à la demeure du diplomate où elle se présenta et demanda à être menée jusqu’au bureau du nouveau propriétaire, où elle l’attendrait pour le féliciter de son investiture. Elle disposa de ses gardes à l’entrée et se laissa guider seule dans la pièce, le cœur battant comme lors des premiers rendez-vous.
Attendre dans l’un des fauteuils que la cérémonie ne se termine fut plus éprouvant pour ses nerfs qu’elle ne l’aurait cru, mais quand la porte s’ouvrit enfin sur la silhouette d’Adriel, ce fut avec un calme confiant qu’elle se leva de son siège pour aller à sa rencontre. Tendrement, elle l’enserra de ses bras fins dans une étreinte et leva vers lui un regard qu’il était le seul à avoir le droit d’observer.

« Mes félicitations, Monsieur le Diplomate. »

Elle laissa glisser une main sur sa joue et se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.

« Tes efforts ont payé, je suis si fière de toi ! »

Les lèvres d’Aurora se fendirent d’un sourire tendre quand Adriel effleura à son tour sa joue du bout des doigts, et elle ferma les yeux, rien qu’un instant pour savourer les frissons chaleureux que ce simple contact lui provoquait —le diable est dans le détail, à clore ses paupières pour profiter de l’instant elle n’avait pas vu le changement subtil se dessiner dans le sourire de son amant et c’était peut-être là l’image parfaite pour illustrer le drame dont elle n’avait pas encore conscience.
Coincée dans sa confiance aveugle, Aurora ne voyait plus.

« Je pensais te voir avant en fait, mais j'ai été très occupé, fit-il en s’écartant d’elle pour trier quelques papiers dont elle se faisait une idée de la nature pour y être passée avant lui.
— Je m’en doute bien, tu penses, ne t’en fait pas. »

Elle se suffisait largement aujourd’hui de célébrer en privé avec lui plutôt que potentiellement lui voler un peu de son éclat le jour de son triomphe –elle peinait toujours un peu à juger correctement l’influence de son titre. Peu lui importait en ce jour si elle devait passer un peu après le reste, le temps de se faire à la nouveauté et les habitudes anciennes se mêleront aux nouvelles pour le meilleur, elle s’en persuadait.

Une sensation étrange néanmoins vint s’inviter au creux de son estomac, comme une mauvaise intuition –mauvaise augure– quand elle distingua sur les traits du jeune homme un trouble étrange qu’elle ne parvenait pas à identifier? C’était fugace, flou, et elle se demandait presque si c’était vraiment là où si les inquiétudes forcées au silence la faisaient voir des choses qui n’existaient pas pour manifester leur présence d’une manière ou d’une autre.

Mais sa main vint chercher la sienne et
porta ses doigts jusqu’à ses lèvres avec la douceur qu’elle lui connaissait.
Alors Aurora bâillonna une fois encore les angoisses fantômes pour se complaire dans ce qui était là, devant elle –ce qui ne pouvait être que vrai à ses yeux qui ne voulaient pas voir l’ombre sur le tableau de maître.
De la même manière qu’elle l’avait fait un peu plus tôt, elle s’invita de nouveau entre ses bras, en silence, mais les gestes avaient cette fois des significations plus lourdes –c’était peut-être un peu là une façon pour elle de se rassurer. Tandis que l’une de ses mains remonta le long de son cou pour aller s’attarder sur sa nuque puis se perdre dans ses cheveux bruns, l’autre se posa sur son torse et s’accrocha doucement au tissu qui recouvrait son cœur et s’imagina, le temps d’un battement de cil, tenir le palpitant à main nue avec la délicatesse de s’il s’eut agit d’un moineau tombé du nid.
Dans le baiser qui suivit, Aurora revisita les souvenirs glorieux des premières promesses d’enfants, et le voyage était si doux qu’elle en oublia de respirer l’espace d’un instant.

Peut-être savait-elle tous comptes faits ; sans jamais se l’avouer ni même ne serait-ce que songer à prendre conscience que ce qui les unissait et qu’elle s’acharnait à nouer sans s’en rendre compte s’était déjà effiloché comme les fils d’une tapisserie abîmée.
Aurora, de tout son cœur ne désirait que d’étouffer la moindre incertitude par son amour trop grand.
Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

« Tu voulais me voir pour une raison particulière ? »

Elle espérait qu’il réponde non.

Aurora s’effondra sans un bruit, sans un geste plus fracassant que ses yeux écarquillés par le choc.
Sans un souffle.
En elle le temps s’était arrêté et c’était à croire que le sang dans ses veines s’était figé, que sa peau s’était parée de marbre et que toute chaleur en elle s’était enfuie à tout jamais –reine déchue changée en pierre sous le regard perçant des arcanes maudites et de tout ce qui les avait conduit à cet instant précis.
Le dos droit et le regard vague, Aurora ne trembla pas, ne cilla pas, les yeux perdus sur le visage d’un homme qu’elle ne reconnaissait plus subitement.
Son esprit chercha une porte de sortie à la pétrification éternelle ; c’était une plaisanterie ou alors il était tombé sur la tête et ne faisait plus sens –avait-il bu avant d’arriver ici ? avait-elle senti le goût du vin sur ses lèvres ? par quelle magie sordide avait-on pu ensorceler ainsi l'homme de sa vie ?
Elle n’aurait su combien de temps elle était resté figée, le souffle pendu à ses lèvres —peut-être un peu morte ; elle n’aurait su le dire mais Adriel tourna le dos et ce qui lui avait semblé être des années entière d’écoulées depuis les mots fatidiques vola sitôt en éclats.
Si l’incompréhension l’avait tuée, la colère l’avait fait revenir à la vie, et sa colère valait tous les blizzards de Briserune.

« À quoi tu joues exactement ? »

Sa voix s’était faite calme mais vibrait d’un brasier glacé qui lui venait du fond des tripes.

« Retourne toi. »

C’était un ordre.
Il ne l’effacerait pas de sa vie aussi aisément que ça.

« Adriel retourne toi et regarde moi, MAINTENANT —elle haussa le ton et une fêlure du cœur fit craquer sa voix. »

Quelle ironie cynique que d’être celle qui s’étranglait d’en-dedans quand elle avait voulu étouffer de ses propres mains les ombres qui avaient obscurci leur chemin.

Croiser de nouveau le regard froid et sévère qu’Adriel posait sur elle lui fit regretter l’espace d’une seconde d’avoir exigé qu’il se retourne ; elle avait l’impression d’être clouée sur place par ces yeux qui l’observait comme si elle n’était, au fond, personne de bien important. Sur sa peau courraient des frissons fébriles et imperceptibles qui ne trahissaient quasiment rien des effondrements d’en-dedans ; quelque chose se tordit au fond de son estomac et Aurora se senti nauséeuse presque aussitôt.
En silence, la bouche entrouverte car il lui semblait impossible de ne respirer que par le nez tant ses poumons semblaient s’être comprimés l’un contre l’autre dans sa poitrine, elle ne pouvait que l’écouter, abasourdie par les absurdités qui sortaient de sa bouche, les cruautés drapées de politesses froides et acides qu’elle ne comprenait pas.

Aurora ne comprenait pas—
Comment en étaient-ils arrivés là ?
Pourquoi ?
Qui était donc cet homme en qui elle ne retrouvait rien de celui qu’elle avait étreint tant de fois ?

L’écrin qu’il avait sorti de sa poche se retrouva au creux de sa propre paume sans qu’elle n’eut suivit à quel moment il s’était retrouvé là –le lui avait-il mit dans la main où s’en était-elle emparée sans le réaliser ? Ses yeux un peu hagards se posèrent sur l’anneau mis en valeur au centre de la boîte ouverte et Aurora fut prise d’une terrible envie de rire et de hurler au visage de son amant et de ses fourberies théâtrales, mais rien n’anima son visage qui au contraire sembla se fermer davantage alors qu’elle se revoyait encore échanger bagues et promesses avec lui quelques années plus tôt.
La colère en elle semblait s’être éteinte aussi rapidement qu’elle ne s’était allumée plus tôt, mais le froid n’avait pas tout à fait repris ses droits sur les traits de son visage pour autant. À croire qu’il ne restait plus que des cendres éparses au creux de son cœur, Aurora s’était perdue quelque part dans les limbes de ses émotions, et un voile trouble s’était posé devant ses yeux ; il se leva à peine lorsque la main d’Adriel vint effleurer sa peau de nouveau.

« Je hausserai le ton si j’en ai envie. »

L’ironie tragique voulu qu’elle prononce ces mots d’une voix sourde, éteinte –tombée dans les graves à l’image de son bonheur brisé.
Et puis contre toute attente, Aurora cilla et un semblant de vie revint s’allumer dans son regard qu’elle leva enfin vers celui d’Adriel ; une inspiration tremblante réanima d’un rien son corps rendu las par la choc et la douleur qu’elle n’extériorisait pas, et un sourire mince et terriblement triste s’étira sur ses lèvres.
Adriel avait toujours été l’un des rares élus à avoir droit à lire sur son visage ce que dictait son cœur, et malgré toute la confusion et la rage et la peine, elle n’avait pas encore envie de le lui retirer tout à fait.
Pas encore.

« Ai-je été aveugle depuis le début ? fit-elle d’une voix plus douce que jamais car elle savait sa gorge trop serrée pour tenter de parler plus fort. Ou juste depuis ces derniers mois ? »

Avait-elle manqué les signes avant-coureurs, trop submergée dès les prémisses de l’adolescence par les frissons qu’il lui provoquait ? Aurait-elle pu percevoir l’ombre froide dans son regard si elle y avait plongé le sien sans que son amour ne vienne troubler sa lucidité ?
Dis-moi Adriel, depuis combien de temps ai-je failli à me rendre compte que tu ne m’aimais plus ?

Une seule et unique larme roula sur sa joue et ce fut tout ce qu’elle s’autorisa à lui montrer de son cœur en morceaux.

Le souffle ténu et tremblant, Aurora eut envie de fermer les paupières et savourer ce qu’elle sentait déjà être les dernières caresses qu’Adriel déposerait sur ses joues, mais elle s’en retint –se contenta d’ancrer ses yeux dans les siens pour ne pas manquer la moindre fluctuation, la moindre ouverture dans son regard si fermé. Elle se tint ainsi immobile, le dos droit et le menton levé, à l’écouter, et plus il parlait plus la colère –non, l’indignation– se répandit de nouveau dans ses veines.

« Tu te moques de moi ? elle prononça dans un quasi murmure mais qui ne manquait pas de vibrer au rythme de son émotion. »

En cet instant précis, elle haïssait avec ferveur le calme cruel dont il faisait preuve tout en poignardant méthodiquement les restes de son cœur –et à défaut de le haïr lui, Adriel, car elle en était incapable, c’était soudainement le Diplomate qu’elle voulait hors de sa vue.

« Il ne t’est jamais venu à l’idée qu’on pouvait régner tous les deux ensemble ? Que ce genre de mariage est plus que commun entre dirigeants ? Qui fout quoi en l’air exactement, là tout de suite ?! »

Car si elle avait accepté la proposition d’Alcyone de reprendre les rênes de Grandvent, c’était bien à la condition qu’aucune institution ne s’oppose à son mariage avec Adriel, et elle s’était déjà figurée mille et unes fois un futur heureux à ses côtés, au sommet, main dans la main.
L’envie soudaine de claquer sa coupe de vin d’un revers de la main pour que son contenu aille maculer l’ordre parfait de la pièce la démangea mais elle n’en fit rien, une fois de plus, refoulant encore et encore chaque pulsion de colère ou de désespoir au fond d’elle-même.

« Bon sang Adriel, à t’entendre on croirait que tu ne veux plus que ça marche entre nous ! Ou alors que— »

Elle ne termina pas sa phrase, l’idée même la hantait trop pour la formuler à voix haute ; celle qui lui susurrait à l’oreille que peut-être il ne l’aimait que si elle se contentait d’être sa femme et la mère de ses futurs enfants, en retrait tandis que lui gouvernait. Seul.
Fût un temps fonder une famille avec lui avait été le seul véritable but de sa vie, mais elle avait trouvé quelque chose d’important dans sa nouvelle fonction, quelque chose qui faisait sens, et en écho à la cruauté de son amant elle réalisa à quel point elle n’était plus sûre d’être capable de rendre le pouvoir qui lui avait été confié.

« Et après ? fit-elle en plissant les yeux, écœurée, on ne se marie plus, et qu’est-ce qu’il se passe ensuite ? On arrête tout comme ça et on passe à autre chose ? On continue de se voir en secret ? Ça ne te paraît pas ridicule ? »

Peut-être avait-elle changé, oui ; mais elle au moins n’avait pas encore abandonné.

« Si tu m’aimes –sa voix trembla sur ce mot– ne me fais pas ça. »

Je t’aime et je t’aimerais toujours ; elle ne les avait pas rêvé ces mots là qu’ils s’étaient déjà échangé de bien des façons auparavant, elle les avait bien entendu –pourtant en lieu et place de la vague de chaleur qui suivait d’ordinaire ces déclarations tendres, Aurora senti comme un vide plein de froid se creuser à l’intérieur, car elle ne trouvait de chaleur nul part sur le visage fermé d’Adriel. Pire ; son sourire s’élargit et un frisson glacé lui parcourra l’échine.
Pourtant sa main était chaude lorsqu’elle se posa à nouveau sur sa joue.

Ce ne fut que lorsqu’il mentionna le peuple d’Ambrive qu’Aurora ne trouva pas d’argument à rétorquer, car c’était peut-être l’un de ses seuls point faibles ; face à l’entièreté d’un peuple, elle ne se sentait plus légitime de réclamer à être sa priorité, et si le corps voulu protester à nouveau –elle ouvrit la bouche comme pour répondre– l’esprit ne trouva rien à argumenter.
Et alors Aurora comprit que cette bataille là, elle l’avait perdu.
Elle serra les poings quand Adriel se saisit de ses poignets mais s’abandonna au baiser qu’il lui vola; déchirée entre l’envie de savourer une dernière fois ce qu’elle n’aurait peut-être plus jamais le droit de toucher mais enragée qu’il puisse faire d’elle ainsi ce qu’il voulait, son amour résigné la rendant passive et dépitée.
C’était un baiser comme les autres, mais l’avait-il frappée plutôt qu’embrassée et elle en serait demeurée tout aussi sonnée lorsqu’il rompit brutalement l’étreinte en posant sur elle le regard des vainqueurs –elle avait été naïve de croire qu’aucun jeu de ce genre ne se jouerait jamais entre eux.
Aurora tremblait, sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration saccadée et un nœud terrible s’était serré au fond de sa gorge ; sur l’écrin à bijou ses phalanges avaient blanchi tant sa main s’était crispée sur les bordures raffinées de la petite boîte.
Adriel souriait encore –ou bien était-ce le Diplomate– et quand sa garde pénétra dans la pièce, faisant ainsi éclater la chape de plomb induite par leur intimité, par un miracle étrange qui lui permit de garder la face, Aurora soudain ne sembla plus reconnaître personne dans ce bureau qu’elle ne connaissait pas ; et c’était facile, tellement plus facile, de sourire ainsi sans trembler à des inconnus.
Alors Aurora sourit ; elle esquissa son sourire habituel, poli et chaleureux, et referma dans un bruit sec et brusque l’écrin qui trônait encore au creux de sa main. Puis dans un geste calme et délicat, elle posa l’objet sur le bureau, sans un bruit, avec une nonchalance déconcertante.

Garde-la ; et si tu m’aimes alors tu vivras avec.
Pour toujours et à jamais.

« Merci mais je connais le chemin, nul besoin de me raccompagner, fit-elle avec la légèreté polie qu’elle avait appris à feinter depuis qu’on lui avait donné le titre de gouverneure. En revanche vous seriez bien obligeants de faire prévenir mon escorte de préparer la calèche. »

Le dos droit, et le visage impassible derrière son sourire, elle s’avança dans la pièce en regardant droit devant elle pour ne lever que légèrement le regard vers Adriel en passant devant lui.

« Mes félicitations à nouveau –elle marqua une pause brève, le souffle en suspens le temps d’un battement de cil– Diplomate. »

Et sans cesser de sourire, elle s’en alla rejoindre son escorte.
Ne s’effondrera que bien plus tard dans le secret de ses draps.